Naélie et Enzo à la peinture : Les vécus qui infusent (mai 2024)

À l’école, nous utilisons une palette de peinture particulière, conçue par Arno Stern pour répondre aux exigences d’un atelier singulier qu’il a nommé le "Closlieu". Si vous ne connaissez pas son travail, je vous invite à découvrir ses écrits ou ses vidéos, où il expose ses recherches et, surtout, ce qu’il a trouvé. Stern se considère d’ailleurs moins comme un chercheur que comme un "trouveur", révélant ainsi l’importance de la découverte dans son approche.

Bien que nous ne reproduisions pas exactement son "jeu de peindre", nous avons adopté une manière d’utiliser la peinture qui, sans être nommée comme un jeu, n’en exclut pas non plus la dimension ludique. Nous restons discrets sur cette pratique, car les mots peuvent perturber ce processus qui demande d’être aussi fluide et ininterrompu que possible. Notre rôle en tant qu’accompagnateurs se limite à veiller sur les pots de peinture, à surveiller leur texture, et à nous assurer que ceux qui observent ne laissent pas échapper des jugements, même "positifs". Ainsi, nous créons un espace où les enfants peuvent explorer en toute autonomie et en sécurité.

Au fil de l’année, cet atelier est devenu un moment privilégié, particulièrement pour les plus jeunes de notre collectif, tels que Naélie et Enzo, qui ont tous deux trois ans. Ils peignent souvent après notre réunion matinale et le rituel d’écrits libres, vers 10h45, et ce parfois jusqu’à midi.

Enzo : Tracer, la mémoire organique en action

Depuis plusieurs semaines, j’ai pu observer des attitudes différentes chez ces deux enfants face à l’outil de peinture. Enzo, dès ses premières utilisations, s’est montré très concentré, posant des gestes réfléchis. Rapidement, il a découvert le plaisir de tracer, une découverte qui semble le combler de joie. Il est important de distinguer l’acte de d’étaler de la peinture sur la feuille…

                                                                                                                    Enzo le 06/06/24

… de celui de tracer. 

                                                                                                                 Enzo le 15/04/24

Ce dernier procure une satisfaction spécifique et surtout, selon Arno Stern, révèle l’expression d’une "mémoire organique". Il l’explique ainsi:

"La mémoire organique transcende le temps et les cultures. Elle est inscrite en nous et cherche à se manifester à travers l’acte de tracer, libérant ainsi une énergie vitale propre à chaque individu." 

                                                                                                Arno Stern "Le Jeu de Peindre"

Chez Enzo, cette mémoire semble s’éveiller très tôt dans son exploration de la peinture. Je peux le voir dans le sourire qui illumine son visage chaque fois qu’il trace des lignes sur le papier. Cette satisfaction profonde indique qu’un processus important est en cours.

Naélie : De la précipitation à la maîtrise

Naélie, en revanche, a abordé la peinture d'une manière plus "brusque" au départ. Ses gestes étaient rapides, parfois un peu maladroits. Je ressentais souvent le besoin de l’accompagner dans sa prise de pinceau, lui rappelant de manipuler l'outil avec délicatesse pour ne pas l'abîmer. Je lui montrais comment tremper le pinceau dans l’eau, l’essorer correctement, et trouver le juste équilibre entre trop de liquide et trop peu de peinture.

Au début, elle s'amusait surtout à explorer les 18 couleurs de la palette, les appliquant les unes après les autres de manière un peu mécanique. Elle s’arrêtait souvent pour regarder ce que Enzo faisait. Pourtant, au fil des semaines, j’ai noté un changement. Un jour, son geste est devenu plus précis. Elle ne prêtait plus attention à ce qui se passait autour d’elle et commença à tracer des lignes sur sa feuille. Son corps sautille, elle est visiblement heureuse. Elle semble découvrir, peut-être avec surprise, qu’un tracé apparaît sous son pinceau, ce qui la remplit de joie.

À ce moment, le silence dans la salle devient palpable. C’est un silence qui "s’entend", un moment de concentration pure. Et là, pour la première fois, je vois Enzo s’arrêter de peindre pour observer Naélie, chose qu’il ne fait jamais d’habitude. Ce moment est révélateur : la concentration de Naélie a un impact direct sur Enzo, qui, sans même en être conscient, est absorbé par la qualité de présence de son amie.

Le flow et l’impact collectif de l’attention

Ce phénomène, je l’ai observé à plusieurs reprises dans l’école. Lorsqu’un enfant atteint un certain niveau de concentration, ou d’accès à lui-même, cela résonne sur le groupe tout entier. Ce rayonnement de l’attention individuelle devient contagieux, influençant l’atmosphère collective de manière positive et tangible. Ce processus peut être décrit par ce que le psychologue Mihály Csíkszentmihályi a appelé le "flow". Il décrit cet état mental comme une immersion totale dans une activité :

"Le flow, ou expérience optimale, est un état où la personne est complètement plongée dans ce qu'elle fait, avec un sentiment d'engagement total et de pleine satisfaction."

                                         Mihály Csíkszentmihályi "Flow : The Psychology of Optimal Experience"

Lorsque Naélie a trouvé cet état de flow, cela n’a pas seulement été bénéfique pour elle. Enzo, en sentant cette vibration puis en l’observant, a également été influencé par cette qualité de concentration, et c’est tout le groupe qui, d’une certaine manière, a bénéficié de cet accomplissement, même temporaire.

Dans un monde où les sollicitations médiatiques et technologiques captent continuellement notre attention, il devient de plus en plus difficile de cultiver cette attention profonde et durable. Beaucoup de chercheurs ont montré que l'attention humaine est devenue une ressource exploitée, notamment par les médias et les technologies numériques, qui cherchent à détourner notre concentration à des fins commerciales. L’économie de l'attention manipule ainsi nos désirs, nos pensées, et notre temps, rendant difficile l’accès à soi-même et aux autres.

À l’école, nous essayons de créer un espace qui résiste à cette dynamique. En favorisant des pratiques comme la peinture, nous permettons aux enfants d’explorer et de développer leur attention dans un environnement libéré des interruptions numériques et des stimulis extérieurs. Ici, leur attention n’est pas une ressource à exploiter, mais un chemin vers la découverte de soi. Comme le dit Arno Stern :

« La trace ne se produit que si l'on est dans un état de concentration, de présence à soi. Ce n'est ni un message, ni une œuvre, c'est un acte éphémère qui permet à l'individu de se découvrir. »

                                                                                                          Arno Stern "Le Jeu de Peindre"

Dans cet atelier, l’attention se transforme en un bien précieux, non pas pour être monétisée, mais pour nourrir la créativité, la présence et l’épanouissement de chaque enfant. En leur offrant cet espace, nous tentons de les préserver des effets délétères de la captation de leur attention et leur permettons de développer une relation authentique avec eux-mêmes et les autres. En cela, l'école devient un lieu de résistance douce à une société saturée d’interruptions et de sollicitations.


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